extrait de “La vie Divine” Shri Aurobindo

Shri Aurobindo

Si nous affirmons seulement un pur Esprit et une substance ou énergie mécanique et inintelligente, appelant l’un Dieu ou Âme, et l’autre Nature, le résultat sera inévitable : nous serons amenés, soit à nier Dieu, soit à nous détourner de la Nature. Pour la Pensée comme pour la Vie, le choix devient impératif. La Pensée en vient à nier l’un comme une illusion de l’imagination, ou l’autre comme une illusion des sens ; la Vie finit par se fixer dans l’immatériel et se fuir elle-même, par dé- goût ou par oubli de soi dans l’extase, ou en vient à nier sa propre immortalité et, se détournant de Dieu, à se rapprocher de l’animal. Purusha et Prakriti, l’Âme passivement lumineuse et l’Énergie mécaniquement active des Sânkhyas, n’ont rien en commun, même dans leur mode d’inertie opposé; leurs antinomies ne peuvent se résoudre que lorsque l’Activité mue par l’inertie cesse dans le Repos immuable sur lequel elle a projeté le déroulement stérile de ses images. Le Moi inactif et muet de Shankara et sa Maya aux noms et formes multiples sont des entités tout aussi disparates et inconciliables ; leur antagonisme irréductible ne prend fin que si l’illusion multiforme se dissout dans l’unique Vérité d’un éternel Silence.

Pour le matérialiste, la tâche est plus aisée ; il peut, en niant l’Esprit, arriver à une formule plus simple et plus immédiate- ment convaincante, à un véritable monisme, le monisme de la Matière, ou bien celui de la Force. Mais il ne peut s’attacher de façon permanente à une formule aussi rigide. Lui aussi finit par postuler un inconnaissable aussi inerte, aussi étranger à l’univers connu, que l’est le Purusha passif ou l’Atman silencieux. Cela ne sert à rien, qu’à repousser, par une vague concession, les exigences inexorables de la pensée, ou à justifier son refus, d’étendre le champ de sa recherche.

C’est pourquoi le mental humain ne peut se satisfaire de ces contradictions stériles. Il est toujours en quête d’une affirma- tion complète, et il ne peut la trouver que par une lumineuse réconciliation des contraires. Pour atteindre à cette réconcilia- tion, il doit traverser les gradations que notre conscience inté- rieure nous impose, et, soit par la méthode objective de l’analyse appliquée à la Vie et au Mental comme à la Matière, soit par une synthèse et une illumination subjectives, arriver au repos de l’unité ultime, sans nier pour autant l’énergie de la multiplicité qui l’exprime. Seule une telle affirmation, complexe

et universelle, permettra d’harmoniser les données multiples et apparemment contradictoires de l’existence, et les innombrables forces en conflit qui gouvernent notre pensée et notre vie pourront alors découvrir la Vérité centrale dont elles sont ici les symboles et les modes divers d’accomplissement. Alors seulement notre Pensée, ayant atteint à son vrai centre et ces- sant de tourner en rond, pourra œuvrer tel le Brahman de l’Upanishad, fixe et stable même dans son jeu et sa course cosmique, et notre vie, connaissant son but, pourra le servir dans une joie et une lumière sereines et immuables, et avec une énergie rythmique et discursive.

Mais une fois que ce rythme a été perturbé, il est nécessaire et utile de remettre à l’épreuve, séparément et dans leur affirmation extrême, chacun des deux grands opposés. C’est le pro- cédé naturel du mental pour revenir plus parfaitement à l’affirmation perdue. En chemin, il peut être tenté de se reposer sur les échelons intermédiaires, réduisant toutes choses à une Énergie de vie originelle, à des sensations ou des Idées; mais ces solutions exclusives ont toujours un air d’irréalité. Elles peuvent satisfaire pendant un temps la raison logique qui ne traite que des idées pures, mais ne peuvent satisfaire, dans notre mental, ce sens de la réalité. Le mental sait, en effet, qu’au-delà de lui il y a quelque chose qui n’est pas l’Idée ; il sait, d’autre part, qu’il y a en lui quelque chose qui est plus que le Souffle vital. L’Esprit ou la Matière peuvent lui donner provisoirement le sens d’une réalité ultime, mais aucun des principes intermédiaires n’a ce pouvoir. Il doit donc aller jusqu’aux deux extrêmes avant de pouvoir reconsidérer l’ensemble avec profit. Servi par des sens qui ne perçoivent distinctement que des fragments d’existence, et par un langage qui, lui aussi, n’arrive à la précision qu’en divisant et délimitant avec soin, l’intellect confronté à cette multiplicité de principes élémentaires, est conduit par sa nature même à rechercher l’unité en réduisant impitoyablement tous ces principes aux termes d’un seul. Et afin de l’affirmer, il tente pratiquement de se débarrasser des autres. Pour percevoir la source réelle de leur identité sans recourir à ce procédé d’exclusion, ï doit s’être surpassé lui-même ou avoir parcouru tout le cercle pour découvrir en fin de compte que tous se réduisent également à Cela qui échappe à toute définition et à toute description, et qui pourtant est non seulement réel, mais accessible. Quelle que soit la voie que nous parcourions. Cela est toujours le terme auquel nous par- venons et nous ne pouvons y échapper qu’en refusant d’achever le voyage.

Il est donc de bon augure qu’après tant d’expériences et de solutions verbales, nous nous trouvions aujourd’hui confrontés à ces deux extrêmes, les seuls qui aient depuis longtemps subi les épreuves les plus rigoureuses de l’expérience, et que, l’expérience accomplie, tous deux aient abouti à un résultat que l’instinct universel de l’humanité, ce juge voilé, cette sentinelle et ce représentant de l’Esprit de Vérité universel, refuse de reconnaître comme juste ou satisfaisant. En Europe et en Inde, la négation matérialiste et le refus ascétique ont cherché à s’affirmer respectivement comme l’unique vérité et à imposer leur conception de la Vie. En Inde, il en résulta un grand amoncellement des trésors de l’Esprit —ou d’une part d’entre eux — mais aussi une immense faillite de la Vie. En Europe, l’accumulation des richesses matérielles et la maîtrise triomphante des pouvoirs et des biens de ce monde, ont abouti à une égale faillite sur le plan spirituel. Et l’intellect qui cherchait la solution de tous les problèmes dans le seul principe de la Matière, n’est pas non plus satisfait de la réponse qu’il a reçue.

Les temps sont donc venus où le monde doit s’orienter vers une affirmation nouvelle et plus globale, dans le domaine de la pensée et dans celui de l’expérience intérieure et extérieure, et, par conséquent, vers de nouvelles et plus riches réalisations de soi dans une existence humaine intégrale, pour l’individu et pour l’humanité.

De la différence dans les rapports de l’Esprit et de la Matière avec l’Inconnaissable, que tous deux représentent, résulte aussi une différence d’efficacité entre la négation matérielle et la négation spirituelle. La négation matérialiste, bien que plus véhémente et plus immédiatement victorieuse, plus facilement séduisante pour l’humanité en général, est cependant moins durable et finalement moins efficace que le périlleux refus de l’ascète. Car elle porte en elle-même son propre palliatif. Son plus puissant élément est l’agnosticisme, qui, en admettant un Inconnaissable derrière toute manifestation, étend les limites de l’Inconnaissable jusqu’à y inclure tout ce qui est simplement inconnu. Il part du principe que nos sens physiques sont notre

seul moyen de Connaissance et que la Raison, même dans ses essors les plus vastes et les plus vigoureux, ne peut donc s’échapper de leur sphère; elle doit s’occuper toujours et exclusivement des faits qu’ils lui fournissent ou lui suggèrent; et les suggestions elles-mêmes doivent toujours rester liées à leurs origines ; nous ne pouvons aller au-delà, nous ne pouvons en faire un pont qui nous conduise vers un domaine où entrent en jeu des facultés plus puissantes et moins limitées,  et  où  un autre mode de recherche doit s’établir.

Un postulat aussi arbitraire se condamne lui-même à l’insuffisance. Il ne peut être maintenu qu’en ignorant ou en trouvant mille raisons de rejeter tout un vaste champ de preuves et d’expérience qui le contredit, en niant ou dénigrant de nobles et utiles facultés qui agissent consciemment ou obscurément, ou sont, au pire, latentes chez tous les êtres humains, et en refusant d’examiner les phénomènes supra-physiques, excepté quand ils se manifestent en relation avec la matière et ses mouvements et sont conçus comme une activité secondaire de forces physiques. Dès que nous commençons à étudier les opérations du mental et du supramental en elles- mêmes, et sans le préjugé qui, dès le début, insiste pour ne voir en elles qu’un terme accessoire de la Matière, nous venons en contact avec une quantité de phénomènes qui échappent entièrement à l’emprise rigide et au dogmatisme réducteur de la formule matérialiste. Et dès que nous reconnaissons, comme nous y contraint notre expérience élargie, qu’il y a dans l’univers des réalités connaissables par-delà le domaine des sens, et en l’homme des pouvoirs et des facultés qui déterminent les organes physiques plus qu’ils ne sont déterminés par eux, organes qui leur servent à garder le contact avec le monde des sens — enveloppe extérieure de notre existence vraie et complète —, alors les prémisses de l’agnosticisme matérialiste s’évanouissent. Nous sommes prêts pour une affirmation plus large et une recherche toujours plus poussée.

Mais il est bon que d’abord nous reconnaissions l’énorme, l’indispensable utilité de la période, si brève, du matérialisme rationaliste que l’humanité a traversée. Car pour pénétrer en toute sécurité dans ce vaste champ de données et d’expérience qui commence maintenant à nous rouvrir ses portes, il est nécessaire que l’intellect, par une discipline sévère, soit parvenu à un état de claire austérité. Chez les esprits immatures, cette expérience peut conduire aux plus dangereuses déformations, aux imaginations les plus trompeuses. C’est ainsi que dans le passé, un authentique noyau de vérité fut étouffé sous une telle accumulation de superstitions dévoyées et de dogmes irrationnels, que tout progrès vers la vraie connaissance devint impossible. Il fut alors nécessaire, pendant quelque temps, de ba- layer d’un seul coup et la vérité et ses déguisements, afin que le chemin soit libre pour un nouveau départ et un plus sûr pro- grès. La tendance rationaliste du matérialisme a rendu ce grand service à l’humanité.

Car les facultés suprasensibles, par le fait même qu’elles sont imbriquées dans la Matière, conçues pour agir dans un corps physique, attelées avec les désirs émotifs et les impulsions nerveuses pour traîner un même véhicule, voient leurs opérations exposées à ce mélange et, de ce fait, courent le danger d’illuminer la confusion, plutôt que d’éclairer la vérité. Ce fonctionnement mixte est tout particulièrement dangereux quand les hommes dont le mental n’a pas été clarifié, ni la sensibilité purifiée, tentent de s’élever vers les domaines supérieurs de l’expérience spirituelle. En quelles régions de nuages immatériels et de brouillards scintillants, ou de ténèbres trouées d’éclairs qui aveuglent plus qu’ils n’illuminent, ne se perdent-ils pas dans cette aventure téméraire et prématurée ! Une aventure nécessaire en vérité sur le chemin que la Nature a choisi pour progresser — car elle s’amuse tout en travaillant —, mais néanmoins téméraire et prématurée au regard de la Raison.

Il est donc nécessaire que la Connaissance progressive ait pour base un intellect clair, pur et discipliné. Il est nécessaire aussi qu’elle corrige ses erreurs, parfois par un retour aux restrictions du fait sensible, aux réalités concrètes du monde physique. Le contact de la Terre redonne toujours de la vigueur au fils de la Terre, même quand il est à la recherche de la connaissance supra-physique. On peut même dire que le supra-physique ne peut être réellement et pleinement maîtrisé — à ses sommets nous pouvons toujours atteindre — que lorsque nos pieds sont fermement ancrés dans le physique. ” La Terre est Son as- sise”,¹ dit l’Upanishad chaque fois qu’elle décrit le Moi manifesté dans cet univers. Et il est certain que plus nous nous étendons et plus nous assurons notre connaissance du monde physique, plus étendus et plus sûrs deviennent les fondements de la connaissance supérieure, même de la plus élevée, même de la Brahmavidyâ.

Maintenant que nous émergeons de cette phase matérialiste de la connaissance humaine, nous devons donc prendre soin de ne pas condamner imprudemment les choses que nous quittons, ou de ne point rejeter la part la plus infime de ses gains, avant de pouvoir inviter, pour occuper leur place, des perceptions et des pouvoirs bien maîtrisés et sûrs. Nous observerons plutôt, avec respect, avec émerveillement, le travail que l’athéisme a accompli pour le Divin, et nous admirerons les services que l’agnosticisme a rendus en préparant la croissance illimitable de la connaissance. Dans notre monde, l’erreur a toujours été la servante et le précurseur de la Vérité; car elle est réellement une demi-vérité qui trébuche à cause de ses limitations ; souvent c’est la Vérité qui se déguise pour s’approcher inaperçue de son but. A condition, bien sûr, qu’elle soit toujours, comme elle le fut au cours de la grande époque que nous quittons, une servante fidèle, sévère, consciencieuse, impeccable, lumineuse au sein de ses limites, une demi-vérité, et non pas une aberration impulsive et présomptueuse.

Une certaine forme d’agnosticisme est la vérité finale  de toute connaissance. En effet, quel que soit le chemin, quand nous arrivons à son terme, l’univers ne nous apparaît plus que comme le symbole ou l’apparence d’une Réalité inconnaissable qui se traduit ici en différents systèmes de valeurs, valeurs physiques, vitales et sensorielles, valeurs intellectuelles, idéales, spirituelles. Et plus Cela devient réel pour nous, plus Cela nous paraît transcender toute pensée et ses définitions, toute expression et ses formules. ” Le Mental n’y atteint point, non plus que la parole.”¹ Cependant, de même qu’il est possible d’exagérer, avec les illusionnistes, l’irréalité de l’apparence, de même il est possible d’exagérer l’inconnaissabilité de l’Inconnaissable. Quand nous disons qu’il est inconnaissable, nous voulons dire en réalité qu’il ne peut être appréhendé par la pensée et le langage, instruments qui s’appuient toujours sur le sens de la différence et s’expriment au moyen de définitions; mais s’il n’est pas connaissable par la pensée. Il peut être  atteint  par  un  suprême  effort  de  la  conscience.  Il  y  a même une certaine Connaissance par Identité qui, en un sens, permet de Le connaître. Celte Connaissance ne peut certes pas être traduite avec succès dans les termes de la pensée et du langage, mais quand nous l’avons atteinte, elle entraîne une ré- évaluation de Cela dans les symboles de notre conscience cosmique, couvrant non point un seul domaine mais toute l’étendue du champ symbolique. Cela produit une révolution de l’être intérieur qui, à son tour, produit une  révolution  dans notre vie extérieure. Il y a encore une autre forme de Connaissance par laquelle Cela se révèle sous tous les noms et toutes les formes de l’existence phénoménale qui ne font que Le dissimuler à l’intelligence ordinaire. C’est à ce processus supérieur de Connaissance, qui n’est pourtant pas. le plus haut, que nous pouvons atteindre en dépassant les limites de la formule matérialiste et en explorant la Vie, le Mental et le Supramental, dans leurs phénomènes spécifiques, et pas seulement dans les mouvements subordonnés par lesquels ils se relient à la Matière.

L’Inconnu n’est pas l’Inconnaissable;¹ il ne reste pour nous l’inconnu que si nous tenons à notre ignorance ou persistons dans nos premières limitations. Car à toutes les choses qui ne sont pas inconnaissables, à toutes les choses de l’univers, correspondent, dans cet univers, des facultés capables d’en prendre connaissance; et en l’homme, le microcosme, ces facultés existent toujours et, à un certain stade, peuvent être développées. Certes, nous pouvons choisir de ne pas les cultiver, et, là où elles le sont en partie, de les décourager et de leur imposer une sorte d’atrophie. Mais, fondamentalement, toute connaissance possible est une connaissance accessible à l’humanité. Et puisqu’il y a en l’homme l’élan inaliénable de la nature vers la réalisation de soi, aucun effort de l’intellect pour limiter l’action de nos capacités à un champ déterminé ne saurait prévaloir pour toujours. Quand nous avons prouvé la réalité de la Matière et réalisé ses pouvoirs secrets, la connaissance même qui s’était confortablement installée dans ce cadre temporaire, doit nous crier, comme les Restricteurs védiques : ” Allez de l’avant et passez au-delà vers d’autres domaines.”²

Si le matérialisme moderne n’était qu’un acquiescement inintelligent à la vie matérielle, le progrès pourrait être indéfini- ment retardée Mais puisque la recherche de la Connaissance est son âme même, il ne lui sera pas possible de crier halte ; quand il aura atteint les barrières dé la connaissance sensorielle et du raisonnement qui en découle, son élan même l’emportera plus loin, et la rapidité et la certitude avec les- quelles il a embrassé l’univers visible, sont le gage de l’énergie et du succès que nous pouvons espérer voir se reproduire dans la conquête de ce qui s’étend au-delà, dès que les barrières seront enjambées. Nous assistons déjà aux obscurs débuts de cette progression.

Quel que soit le chemin suivi, la Connaissance tend vers l’unité, non seulement dans son unique et ultime conception, mais aussi dans les grandes lignes de ses résultats généraux. Rien n’est plus remarquable et plus suggestif que de constater à quel point la science moderne confirme, dans le domaine de la Matière, les conceptions, et même les formules auxquelles, par une méthode très différente, aboutit le Védânta — le Védânta originel, qui n’est pas celui des écoles de philosophie métaphysique, mais celui des Upanishad. Conceptions et formules qui, à leur tour, ne révèlent bien souvent leur pleine signification, la richesse de leur contenu que lorsqu’elles sont vues à la lumière des découvertes de la science moderne. Ainsi en est-il de l’expression védânrique qui décrit les choses du cosmos comme un germe unique que Énergie universelle a ordonné en une multitude de formes.¹ Il est  particulièrement  significatif que la science tende vers un monisme qui n’exclut pas la multiplicité, vers l’idée védique d’une essence unique et de ses nombreux devenirs. Il devient évident, en effet, que la Matière dans son essence est non existante pour les sens, et, comme le Pradhâna des Sânkhya, seulement une forme conceptuelle de la substance. En fait, l’on en arrive au point où seule une distinction arbitraire de la pensée permet encore de séparer la forme de la substance, de la forme de l’énergie.

La Matière s’exprime, en définitive, comme une formulation de quelque Force inconnue. La Vie aussi, ce mystère encore impénétrable, commence à se révéler comme une obscure énergie de sensibilité, emprisonnée dans sa formule matérielle ; et quand est guérie l’ignorance séparatrice qui nous donne le sentiment d’un abîme entre la Vie et la Matière, il est difficile de supposer que le Mental, la Vie et la Matière soient autre’ chose qu’une Énergie unique sous sa triple formulation, le triple monde des voyants védiques. Alors la conception d’une Force matérielle brute donnant naissance au Mental ne pourra plus subsister. L’Énergie qui crée le monde ne peut rien être d’autre qu’une Volonté, et la Volonté n’est que la conscience s’appliquant à une œuvre en vue d’un résultat.

Quelle est cette œuvre et quel est ce résultat, sinon une invo- lution de la Conscience dans la forme, et son évolution à partir de la forme, afin d’actualiser une sublime possibilité dans l’univers qu’elle a créé ? Et quelle est sa volonté en l’Homme, si ce n’est la volonté d’une Vie sans fin, d’une Connaissance sans bornes, d’un Pouvoir sans entraves ?

La science elle-même commence à rêver d’une victoire physique sur la mort, à exprimer une soif insatiable de connaissance et à réaliser pour l’humanité quelque chose qui ressemble à une omnipotence terrestre. En ses travaux, l’Espace et le Temps se contractent au point de presque disparaître; de mille façons, elle s’efforce de rendre l’homme maître des circonstances et d’alléger ainsi les chaînes de la causalité. La notion de limite, d’impossibilité commence à s’estomper, et il apparaît au contraire que tout ce que l’homme veut avec constance, il doit être finalement capable de l’accomplir, car la conscience de l’espèce finit toujours par en découvrir le moyen. Ce n’est pas dans l’individu que cette omnipotence s’exprime ; c’est la Volonté collective de l’humanité qui la réa- lise au moyen des individus. Et un regard plus profond nous révèle que ce n’est même pas la Volonté consciente de la collectivité, mais une Puissance supra-consciente qui utilise l’individu comme centre et comme moyen, et la collectivité comme condition et champ d’action. Or, qu’est cette puissance sinon le Dieu en l’homme, l’Identité infinie, l’Unité multiforme, l’Omniscient, l’Omnipotent, qui, ayant fait l’homme à Son image, avec l’ego pour centre d’action, et la race, le Nârâyana collectif,¹ le vishvamânava1²‘, pour forme et délimitation, cherche à exprimer en eux quelque image de l’unité, de l’omniscience, de l’omnipotence qui sont la propre conception du Divin ? ” Ce qui est immortel dans les mortels est un Dieu établi au-dedans, comme une énergie que nos pouvoirs divins manifestent.”³ C’est ce vaste élan cosmique que le monde moderne, sans vraiment connaître son propre but, sert pourtant dans toutes ses activités et s’efforce subconsciemment de réaliser.

Cependant il y a toujours une limite et un obstacle — pour la connaissance, c’est la limite du champ matériel, et pour le Pou- voir, l’obstacle du mécanisme matériel. Mais là aussi, la tendance la plus récente est le signe puissant d’un avenir plus libre. De même que nous voyons les avant-postes de la Con- naissance scientifique se fixer de plus en plus sur les frontières séparant la matière de l’immatériel, de même les plus hautes réalisations des sciences appliquées sont celles qui tendent à simplifier, à réduire au minimum les mécanismes produisant ses effets les plus puissants. La télégraphie sans fil est le signe et le prétexte extérieur qu’a trouvé la Nature pour prendre une nouvelle orientation. Le moyen physique sensible de transmission intermédiaire de la force physique est supprimé; il n’existe plus qu’aux points d’émission et de réception. Eux-mêmes finiront par disparaître, car lorsqu’on partira d’une  base  juste pour étudier les lois et les forces supra-physiques, on trouvera infailliblement le moyen pour que le Mental se saisisse directe- ment de l’énergie physique et la dirige avec précision vers son but. Là sont les portes — il nous faudra bien un jour le reconnaître — qui s’ouvrent sur les horizons immenses de l’avenir.

Et pourtant, même si nous avions la connaissance et la maîtrise complètes des mondes situés juste au-dessus de la Matière, il y aurait encore une limitation, et encore un au-delà. Le dernier nœud de notre servitude se trouve au point où l’extérieur devient un avec l’intérieur, où le mécanisme de l’ego lui-même s’affine jusqu’à se dissoudre, et où la loi de notre action est enfin l’unité embrassant et possédant la multiplicité et non plus, comme elle l’est à présent, la multiplicité s’efforçant de reproduire une image de l’unité. Là se dresse le trône central de la Connaissance cosmique dominant son plus vaste em pire ; là est le royaume du moi et celui de son monde;¹ là est la vie dans l’Être éternellement accompli et la réalisation de Sa nature divine dans notre existence humaine.³

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